C'est au tour de l'Espagne, dont l'histoire est émaillée de luttes fratricides, d'être en proie à une querelle culinaire picrocholine dont les échos dépassent largement ses frontières.


Le 13 mai, le chef barcelonais Santi Santamaria, triplement étoilé au Michelin (El Can Fabes) frappait d'anathème la cuisine de son collègue, le Catalan Ferran Adrià (El Bulli), l'accusant d'"empoisonner ses clients avec des produits chimiques". Image d'apocalypse pour signifier qu'un repas chez El Bulli pouvait non seulement charger l'estomac d'un pesant fardeau mais, parfois, déchaîner ce que M. Prudhomme appelait élégamment "des dissensions intestines".


Plus habitué aux dithyrambes de la presse anglo-saxonne qu'aux critiques, et fort du soutien de nombreux chefs ibériques, Ferran Adrià a répondu, le 16 juin, prenant l'accusation au sérieux : "Cette polémique est un non-sens, du point de vue de la législation et de la santé", sans plus apporter d'éléments sur le fond.


L'affaire dépasse largement les rivalités des fouaciers racontées par Rabelais, car les produits chimiques incriminés, déjà largement utilisés par les émules de Ferran Adrià, sont désormais commercialisés partout en Europe, sous le nom de Texturas (www.texturaselbulli.com). Ce sont des additifs très spécifiques, certains utilisés surtout dans les cosmétiques, destinés à "apporter une touche de magie à votre cuisine", car la cuisine "techno-émotionnelle", branche catalane de la cuisine moléculaire, ne peut rien sans eux.


Les Texturas sont des alginates, du gluconate de calcium, des carraghénates, de la méthylcellulose, rebaptisés pour les besoins d'un marketing aux accents "bio" : Algin et Gluco (pour les agents de liaison de sphères), Kappa, Metil (gélifiants), Lecite (émulsifiant), Xantana (épaississant). Vendus en kits élégants (entre 107 euros pour la sphérification basique et 167 euros pour le procédé inverse, alors que la matière première ne coûte presque rien), ils permettent de réaliser, par exemple, une "spirale d'huile d'olive", prouesse transformée en jeu d'enfant avec 45 grammes d'huile d'olive extra vierge et 128 grammes d'additifs, dont 100 grammes d'isomalt ! Questionnée sur ce dosage extravagant, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) répond : "L'isomalt est un polyol qui peut être employé (...), mais la mention "une consommation excessive peut avoir des effets laxatifs" doit, selon les dispositions du code de la consommation, être apposée sur le produit alimentaire fini lorsque celui-ci contient plus de 10 % de polyols. Rien de tel, sur la boîte ou la notice de Sucro."


On sait que le gluconate de calcium - indispensable à la réussite d'une "croquette sphérique inverse au jambon" - n'est pas anodin. Il peut, en cas de surdosage, provoquer des troubles du rythme cardiaque. Autre produit de la gamme : Malto est un hydrate de carbone issu de la maltodextrine que la American Heart Association a mis à l'index.


Même prudence de la part du docteur Joanne K. Tobacman, de l'université de Chicago, spécialiste mondiale des carraghénates, qui a confirmé récemment leurs nocivités dans les pathologies du côlon, à la suite du dossier publié par Jörg Zipprick dans le magazine allemand Stern du 5 juin.


Attitude identique enfin du professeur David Khayat, ancien président de l'Institut du cancer, pour qui la méthylcellulose "est inassimilable par le corps humain". Il ne faut pas dramatiser : "A faible dose, la lécithine, les esters de sucrose, les alginates sont sans risque", nous indique Paul Vanhoutte, chef du département de pharmacologie de l'université d'Hongkong. Alors il faut exiger, sur les étiquetages, les indications réglementaires de doses journalières admissibles, ainsi que la nomenclature précise des additifs.


Ferran Adrià s'est fait connaître en 1994 en explorant les voies d'une cuisine évolutive appuyée sur les technologies de pointe. Associé à partir de 2003 au programme Inicon, cofinancé par l'Union européenne et les industries chimiques, il se lance alors dans l'emploi des additifs et la sphérification.


Les techniques (billes de faux caviar) sont connues : une dizaine de brevets sont déposés aux Etats-Unis, certains depuis vingt ans. M. Adrià est, depuis lors, régulièrement consacré "meilleur cuisinier du monde" par la revue britanique Restaurant Magazine - sponsorisé par Nestlé - dont les méthodes de classement sont aujourd'hui contestées.


L'avenir de la cuisine aux additifs semble assuré grâce au contribuable, si l'on s'en tient aux programmes des Fonds structurels européens 2007-2013 qui vont relancer la recherche sur la gastronomie moléculaire et les arômes de synthèse (la glace chaude, le caramel non sucré).
Mais l'Europe veut aussi une chimie propre à travers le programme Reach, le règlement européen sur l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et les restrictions des substances chimiques.


Qui l'emportera, du Docteur Faust de Cadaquès ou de Grandgousier de Barcelone ? La Fontaine nous donne une clé (Livre VII, fable 9) :
"Qui ne fait châteaux en Espagne ?/Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,/Autant les sages que les fous."


Jean-Claude Ribaut